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"L'Atelier de LiLu"
7 décembre 2007

"Ici, nous vivons comme des morts"

I_betancourtExtrait de la lettre poignante d'Ingrid Bétancourt à ses proches, pour que l'on n'oublie  pas qu'elle est là, seule.....
Je ne publie ici, par pudeur, que les passages "généraux", qui sont un véritable acte de courage et paroles de desespoir, une leçon de vie...

« C’est un moment très dur pour moi. Ils demandent des preuves de vie
brusquement et je t’écris mon âme tendue sur ce papier. Je vais mal
physiquement. Je ne me suis pas réalimenté, j’ai l’appétit bloqué, les cheveux
me tombent en grandes quantités
Je n’ai envie de rien. Je crois que c’est la seule chose de bien, je n’ai envie
de rien car ici, dans cette jungle, l’unique réponse à tout est « non ». Il vaut
mieux donc, n’avoir envie de rien pour demeurer au moins libre de désirs.
Cela fait 3 ans que je demande un dictionnaire encyclopédique pour lire
quelque chose, apprendre quelque chose, maintenir vive la curiosité
intellectuelle. Je continue à espérer qu’au moins par compassion, ils m’en
procureront un, mais il vaut mieux ne pas y penser.
Chaque chose est un miracle, même t’entendre chaque matin car la radio que
j’ai est très vieille et abîmée.
Je veux te demander, Mamita Linda, que tu dises aux enfants qu’ils
m’envoient trois messages hebdomadaires (...). Rien de transcendant si ce
n’est ce qui leur viendra à l’esprit et ce qu’ils auront envie d’écrire (…). Je n’ai
besoin de rien de plus mais j’ai besoin d’être en contact avec eux. C’est
l’unique information vitale, transcendante, indispensable, le reste ne
m’importe plus(…).
Comme je te disais, la vie ici n’est pas la vie, c’est un gaspillage lugubre de
temps. Je vis ou survis dans un hamac tendu entre deux piquets, recouvert
d’une moustiquaire et avec une tente au dessus, qui fait office de toit et me
permet de penser que j’ai une maison.
J’ai une tablette où je mets mes affaires, c’est-à-dire mon sac à dos avec mes
vêtements et la Bible qui est mon unique luxe. Tout est prêt pour que je parte
en courrant. Ici rien n’est à soi, rien ne dure, l’incertitude et la précarité sont
l’unique constante. A chaque instant, ils peuvent donner l’ordre de tout ranger
[pour partir] et chacun doit dormir dans n’importe quel renfoncement, étendu
n’importe où, comme n’importe quel animal (…). Mes mains suent et j’ai
l’esprit embrumé, je finis par faire les choses deux fois plus doucement qu’à
la normale. Les marches sont un calvaire car mon équipement est très lourd
et je ne le supporte pas. Mais tout est stressant, je perds mes affaires ou ils
me le prennent, comme le jeans que Mélanie m’avait offert pour Noël, que je
portais quand ils m’ont pris. L’unique chose que j’ai pu garder est la veste,
cela a été une bénédiction, car les nuits sont gelées et je n’ai eu rien de plus
pour me couvrir.
Avant, je profitais de chaque bain dans le fleuve. Comme je suis la seule
femme du groupe, je dois y aller presque totalement vêtue : short, chemise,
bottes. Avant j’aimais nager dans le fleuve mais maintenant je n’ai même plus
le souffle pour. Je suis faible, je ressemble à un chat face à l’eau. Moi qui
aimais tant l’eau, je ne me reconnais pas. (…) Mais depuis qu’ils ont séparé
les groupes, je n’ai pas eu l’intérêt ni l’énergie de faire quoi que ce soit. Je
fais un peu d’étirements car le stress me bloque le cou et cela me fait très
mal.
Avec les exercices d’étirement, le split et autres, je parviens à détendre un
peu mon cou. (...) Je fais en sorte de rester silencieuse, je parle le moins
possible pour éviter les problèmes. La présence d’une femme au milieu de
tant de prisonniers masculins qui sont dans cette situation depuis 8 à 10 ans,
est un problème (…). Lors des inspections, ils nous privent de ce que nous
chérissons le plus. Une lettre de toi qui m’était arrivée, m’a été prise après la
dernière preuve de survie, en 2003. Les dessins d’Anastasia et Stanislas
[neveux d’Ingrid], les photos de Mélanie et Lorenzo, le scapulaire de mon
papa, un programme de gouvernement en 190 points, ils m’ont tout pris.
Chaque jour, il me reste moins de moi-même. Certains détails t’ont été
racontés par Pinchao. Tout est dur.
Il est important que je dédie ces lignes à ces êtres qui sont mon oxygène, ma
vie. A ceux qui me maintiennent la tête hors de l’eau, qui ne me laissent pas
couler dans l’oubli, le néant et le désespoir. Ce sont toi, mes enfants, Astrid et
mes petits garçons, Fab [Fabrice Delloye], Tata Nancy et Juanqui [Juan
Carlos, son mari].
Chaque jour, je suis en communication avec Dieu, Jésus et la Vierge (...). Ici,
tout a deux visages, la joie vient puis la douleur. La joie est triste. L’amour
apaise et ouvre de nouvelles blessures... c’est vivre et mourir à nouveau.
Pendant des années, je n’ai pas pu penser aux enfants et la douleur de la
mort de mon papa accaparait toute la capacité de résistance. Je pleurais en
pensant à eux, je me sentais asphyxiée, sans pouvoir respirer. En moi, je me
disais : « Fab est là, il veille à tout, il ne faut pas y penser ni même penser ».
Je suis presque devenue folle avec la mort de mon papa. Je n’ai jamais su
comme cela s’est passé, qui était là, s’il m’a laissé un message, une lettre,
une bénédiction. Mais ce qui a soulagé mon tourment, a été de pensé qu’il
est parti confiant en Dieu et que là-bas, je le retrouvera pour le prendre dans
mes bras. Je suis certaine de cela. Te sentir a été ma force. Je n’ai pas vu de
messages jusqu’à ce qu’il me mette dans le groupe de [l’otage] Lucho, Luis
Eladio Pérez, le 22 août 2003. Nous avons été de très bons amis, nous avons
été séparés en août. Mais durant ce temps, il a été mon soutien, mon écuyer,
mon frère (…).
J’ai en mémoire l’âge de chacun de mes enfants. A chaque anniversaire, je
leur chante le « Happy Birthday ». Je demande à ce qu’ils me laissent faire
une gâteau. Mais depuis trois ans, à chaque fois que je le demande, la
réponse est non. Ca m’est égal, s’ils amènent un biscuit ou une soupe
quelconque de riz et de haricot, ce qui est habituel, je me figure que c’est un
gâteau et je leur célèbre dans mon cœur, leur anniversaire.
(...)
Mamita, il y a tant de personnes que je veux remercier de se souvenir de
nous, de ne pas nous avoir abandonné. Pendant longtemps, nous avons été
comme les lépreux qui enlaidissaient le bal. Nous, les séquestrés, ne
sommes pas une thème « politiquement correct », cela sonne mieux de dire
qu’il faut être fort face à la guérilla même s’il faut sacrifier des vies humaines.
Face à cela, le silence. Seul le temps peut ouvrir les consciences et élever les
esprits. Je pense à la grandeur des Etats-Unis, par exemple. Cette grandeur
n’est pas le fruit de la richesse en terres, matières premières, etc, mais plutôt
le fruit de la grandeur d’âme des leaders qui ont modelé la Nation. Quand
Lincoln a défendu le droit à la vie et à la liberté des esclaves noirs en
Amérique, il a aussi affronté beaucoup de Floridas et Praderas [municipalités
demandées par les FARC pour la zone démilitarisée]. Beaucoup d’intérêts
économiques et politiques qui considéraient être supérieurs à la vie et à la
liberté d’une poignée de noirs. Mais Lincoln a gagné et il reste imprimé sur le
collectif de cette nation, la priorité de la vie de l’être humain sur quelque autre
type d’intérêt.En Colombie, nous devons encore penser à notre origine, à qui nous sommes
et où nous voulons aller. Moi, j’aspire à ce qu’un jour, nous ayons la soif de
grandeur qui fait surgir les peuples du néant pour atteindre le soleil. Quand
nous ne serons inconditionnels face à la défense de la vie et de la liberté des
nôtres, c’est-à-dire, quand nous serons moins individualistes et plus
solidaires, moins indifférents et plus engagés, moins intolérants et plus
compatissants. Alors, ce jour-là, nous serons la grande nation que nous
voulons tous être. Cette grandeur est là endormie dans les cœurs. Mais les
cœurs se sont endurcis et pèsent tant  qu’ils ne nous permettent pas des
sentiments élevés.
(...)
Mon cœur appartient aussi à la France (…). Quand la nuit était la plus
obscure, la France a été le phare. Quand il était mal vu de demander notre
liberté, la France ne s’est pas tue. Quand ils ont accusé nos familles de faire
du mal à la Colombie, la France les a soutenu et consolé.
Je ne pourrais pas croire qu’il est possible de se libérer un jour d’ici, si je ne
connaissais pas l’histoire de la France et de son peuple. J’ai demandé à Dieu
qu’il me recouvre de la même force que celle avec laquelle la France a su
supporter l’adversité, pour me sentir plus digne d’être comptée parmi ses
enfants. J’aime la France de toute mon âme, les voix de mon être cherchent à
se nourrir des composants de son caractère national, elle qui cherche
toujours à se guider par principes et non par intérêts. J’aime la France avec
mon cœur, car j’admire la capacité de mobilisation d’un peuple qui, comme
disait Camus, sait que vivre, c’est s’engager. (…) Toutes ces années ont été
terribles mais je ne crois pas que je pourrais être encore vivante sans l’engagement qu’ils nous ont apporté à nous tous qui ici, vivons comme des
morts.
(...) Je sais que ce que nous vivons est plein d’inconnues, mais l’histoire a
ses temps propres de maturation et le président Sarkozy est sur le Méridien
de l’Histoire. Avec le président Chavez, le président Bush et la solidarité de
tout le continent, nous pourrions assister à un miracle.
Durant plusieurs années, j’ai pensé que tant que j’étais vivante, tant que je
continuerai à respirer, je dois continuer à héberger l’espoir. Je n’ai plus les
mêmes forces, cela m’est très difficile de continuer à croire, mais je voudrais
qu’ils ressentent que ce qu’ils ont faire pour nous, fait la différence. Nous
nous sommes sentis des êtres humains (...).
Mamita, j’aurais plus de choses à dire. T’expliquer que cela fait longtemps
que je n’ai pas de nouvelles de Clara et de son bébé (…). Bon, Mamita, que
Dieu nous vienne en aide, nous guide, nous donne la patience et nous
recouvre. Pour toujours et à jamais.


Crédit photo: B. Catherineau, lettre entiere publiée sur le site de Libération

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Commentaires
M
C'est fort...<br /> J'en ai des frissons dans tout le corps...
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